Saint Nicolas existe-t-il vraiment?
Hé, les enfants ! Vous savez quoi ? Moi, je crois que Saint-Nicolas n'existe pas. Bien sûr, chacun peut avoir ses opinions là-dessus, et je suis prêt à les respecter, quelles qu'elles soient. Mais moi, je suis maintenant convaincu que Saint-Nicolas, son âne, le Père Noël, Zwarte Piet, les cloches de Pâques et compagnie sont de pures inventions des adultes et que leurs généreux présents ne sont que le résultat d'une mise en scène de leur part. Pire : je suis prêt à parier qu'une écrasante majorité des adultes - dont beaucoup croient en Dieu, en la vie après la mort, en le destin ou en des choses semblables - n'y croient pas le moins du monde. Essayez donc de les tester là-dessus, vous verrez bien.
Des raisons de douter
Le doute s'est installé en moi en voyant débarquer dans ma boîte aux lettres, à peine Halloween passé, le flot de prospectus et catalogues de jouets. Ces brochures rutilantes ne me semblent décidément pas marquées du sceau du ciel, mais je n'y vois que les enseignes et les marques des marchands qui peuplent les grands centres commerciaux que je fréquentais jadis en famille. Lorsque j'étais enfant, déjà, la venue du grand Saint me mettait un peu mal à l'aise. L'arrivée des catalogues excitait mon désir, que je savais intuitivement devoir être manifesté aux adultes. Les objets de ce désir, je pouvais déjà les approcher et les tâter dans les magasins où je passais mes temps libres. Le prodige attendu de leur arrivée dans le salon, conformément à mes demandes, le matin du grand jour, me coupait l'appétit. Au lieu de me combler de bonheur, cette arrivée me rendait maladif : je savais déjà confusément que ces objets tant convoités n'allaient pas complètement tenir leurs promesses. A peine déballés, ils creusaient en effet déjà un manque décevant : ils n'apportaient pas avec eux tout l'univers qu'ils étaient censés véhiculer et ne faisaient que différer à une prochaine fois le comblement de cet important vide. Je me consolais en contemplant les boîtes, que j'alignais autour de mon lit, et sur lesquelles je pouvais contempler les images suggestives qui me transportaient dans ces mondes si attirants mais dont l'accès était si difficile.
Depuis, j'ai appris qui se cachait derrière ces objets et leur marques : des détenteurs de capitaux qui investissent pour leur profit dans une industrie titanesque basée sur l'exploitation méthodique des vulnérabilités humaines, aussi bien quant à la main d'œuvre que quant aux consommateurs. Cette machinerie sophistiquée exacerbe systématiquement, pour écouler ses marchandises pléthoriques, les passions humaines les plus primaires et construit des mythes afin de se les inféoder. Elle cultive en nous de façon « scientifique » et technologiquement assistée des sentiments tels que l'envie, la jalousie, la peur d'être à la traîne, le désir de dominer, l'attachement aux signes du prestige, etc. Bref, à la fois les attitudes grégaires et solipsistes - pour ne pas dire « individualistes » ou « égoïstes », termes trop galvaudés. Elle façonne délibérément nos mentalités pour faire de nous des êtres atomisés, standardisés, cloisonnés et juxtaposés, convaincus chacun d'être le centre, l'âme et l'origine du seul monde qui ait quelque valeur et incapables de véritablement « faire univers » avec d'autres.
Le même processus, apparemment, s'applique au Grand Saint et à ses équivalents, ce qui contribua à mon soupçon. Avez-vous remarqué qu'à une certaine période de l'année, il se trouve systématiquement en chair et en os dans quelque boutique que vous alliez, en accoutrement ostensiblement normalisé, quoique différant à chaque fois dans le détail. D'accord, les saints, comme beaucoup d'êtres qui participent au divin, sont sans doute doués d'ubiquité. Mais s'ils sont ainsi partout en général, parce que transcendant notre spatio-temporalité, ils ne sont nulle part en particulier. Or le Saint-Nicolas auquel je puis serrer la main invariablement gantée de blanc au centre commercial, se trouve bien là en particulier, comme tout particulier que je puis être. De plus, qui n'a jamais assisté à de paradoxales rencontres de Saint-Nicolas ou de Pères Noël ? Les saints, les anges, les farfadets et les dieux ne constituent pas des stocks de particuliers s'équivalant, des contingents de clones reproductibles à souhait. A chaque apparition ou dans chaque icône ou chaque idole, c'est le divin lui-même, _en personne_, qui est présent. Ce n'est pas comme ces boîtes de soupe, toutes pareilles, mais dont l'une peut être avariée et donc me rendre malade, et l'autre pas. Ou comme ces exemplaires de figurines-jouets de mes héros télévisés dont le bras de l'une peut être cassé, le bras de l'autre pas. Les mercenaires à la solde des marchands s'ingénient à rendre l'ubiquité (et donc la divinité) de leur marchandise plausible par mille ficelles qui étaient déjà celles des anciennes religions. La standardisation et la normalisation en sont une fameuse, qui consacre un idéal de communion. Chaque fois, à chaque exemplaire, c'est le « concept » unique, pur et sans mélange qui doit émaner de l'objet particulier, comme l'aura de la présence divine. La litanie de l'unicité est scandée à discrétion : « vous êtres unique,... nous sommes uniques, etc. » Mais si, face au Saint, on ne peut que se dire « c'est bien lui », il suffit d'en faire le tour pour constater que sa barbe est synthétique, fabriquée en série.
Voici donc une explication - qui vaut ce qu'elle vaut, vous jugerez - des fréquents télescopages de Saint-Nicolas : ils ne sont qu'un leurre destiné à faire acheter, racheter et acheter encore. Ils manifestent de façon particulièrement claire la logique redondante du marché. Quoi que vous possédiez, vous serez - ou plutôt vous _êtes_ : il n'y a pas de futur pour le marché - toujours un être en manque, manque que moi, marchand X, suis le seul à pouvoir combler. Et même si mon voisin vous propose la même marchandise que moi, dites-vous bien que c'est moi l'unique. Car vous aussi, vous êtes unique, et vous aussi pareillement, et vous aussi, et vous aussi, etc., etc. Le marché alimentant des capitaux qui s'équivalent, fait produire par des travailleurs qui s'équivalent, au moyen de machines qui s'équivalent, des marchandises qui s'équivalent et qui sont vendues à des consommateurs qui s'équivalent. Mais chaque capital, chaque marchandise, chaque travailleur, chaque machine et chaque consommateur « fonctionne » comme s'il ou elle était seul(e) au monde.
De même, le particulier - l' « idiot » - que je suis fut patiemment usiné depuis le plus jeune âge pour être capable de s'aligner sur la norme, de devenir l'équivalent d'autres pour emplir une fonction, comme pièce de rechange, dans l'Organisation. On m'a appris à lire (des instructions, pas des livres), on m'a appris à compter (pour être un bon comptable), on m'a appris à dessiner et à colorier (sans dépasser). Bref, on m'a appris à faire comme tout le monde. A « faire l'idiot », cela, j'ai dû l'apprendre tout seul - ou avec d'autres idiots.
A l'école des enfants sages
_...Je serai toujours sage
Comme un petit mouton.
Je ferai mes prières
Pour avoir des bon-bons!..._
(Chansonnette enfantine bien connue, moulte fois ressassée et qui me donne la chair de poule, réflexion faite.)
Le saint patron des enfants se rencontre une fois par an dans les assourdissantes salles de gym scolaires décorées pour l'occasion de fleurs en papier crépon. Quand vient le tour de chacun, prenant distraitement livraison du traditionnel dessin réalisé avec application - sublime illustration de la déclinaison de la norme -, il pose l'inévitable question : « as-tu été sage ? » L'enfant répond quasi invariablement par un « oui » embarrassé et le patriarche, empêtré dans sa barbe et son costume, tend du haut de son piédestal un minuscule cadeau standard puisé parmi ses multiples semblables dans une hotte énorme, et transmis par un cirageux et peu engageant Père Fouettard, ou tout autre gentil organisateur de la fête. L'enfant rougissant se fait alors photographier, tant qu'il agrippe le paquet, puis s'enfuit pour rejoindre la masse indifférenciée de ses camarades où il se fond bientôt, et la file peut avancer...
Nous sommes tous passés, je suppose, par ce rituel annuel d'exposition, d'offrande et de rétribution, avec des sentiments divers. Je suppose aussi que d'aucuns s'y prêtent avec joie et même avec fierté, mais je pense qu'il n'est pas exagéré de craindre que cette épreuve soit pénible à plus d'un. Or il me semble que dans le chef de la plupart des adultes présents, il s'agit d'un privilège évident. Peut-on parier que la majorité des parents voient avec fierté leur progéniture défiler en rang d'oignons, marquer aux yeux de tous sa soumission devant un vieillard barbu de carnaval affublé des attributs de la richesse et du pouvoir religieux et recevoir, après avoir donné quand même quelque chose d'elle-même, un insignifiant spéculoos bon marché enfermé avec une mandarine filandreuse et quelques sucreries à moitié écrasées ?
« Ce sont quand même de bons souvenirs ! » Pour qui ? Vraiment pour tous, vous croyez ? Quels genres de personnalités s'épanouissent dans de telles conditions ? C'était (et c'est toujours) un temps béni que le temps des classes ? Ah bon ? Personnellement, j'ai eu la chance de fréquenter une petite école familiale de quartier, située dans un environnement presque champêtre, et pourtant... Il me semble y avoir appris principalement à marcher en rang, à subir sans broncher l'arbitraire, à suivre le troupeau, bref, à être soumis. C'est que je n'ai jamais été un dominant. Ou plutôt : les rapports de domination ne m'intéressent pas. Or je pense que le cadre pour ainsi dire « concentrationnaire » - on y _concentre_ artificiellement des masses d'enfants, afin de les administrer, avec toute l'affection que l'on voudra - de nos écoles, peu importe le nombre de fleurs colorées que l'on peindra sur les fenêtres, favorise fondamentalement les rapports de domination. Peut-être sont-ce « quand même » de bons souvenirs pour ceux qui y étaient dominants et qui se trouvent, en tant qu'adultes, dans un univers encore plus concentrationnaire où ils se sentent plutôt dominés ?
Mais qui sont donc ces « enfants sages » que le Grand Saint voudrait rétribuer ? Ne s'agit-il pas précisément d'un euphémisme pour désigner ces enfants _soumis_ qui font ce qu'on leur demande, font leurs devoirs, se laissent docilement éduquer ? Quelle sorte de sagesse est-ce là ? N'y a-t-il pas au moins autant de sagesse chez l'enfant rebelle qui refuse de se soumettre à l'absurdité des injonctions que des « grands » ivres de pouvoir lui font ? Quel genre d'enfants ces derniers étaient-ils ? Pourquoi l'enfant sage est-il celui qui reste silencieux et qui répond, lorsqu'on lui adresse la parole, conformément à ce qu'on attend de lui ? Vous l'aurez peut-être compris : j'étais à l'école un enfant particulièrement sage. Ma sagesse consistait à cacher ma révolte et à la laisser me détruire moi-même intérieurement plutôt que de risquer d'ébranler les rapports de domination en place. Ce n'est que des années après, apprenant à ne plus être aussi « sage » (entendez : soumis), que je puis me mettre patiemment à réparer les dégâts. Mais avec toujours le sentiment amer d'arriver en retard.
On n'a que faire des enfants sages. Ce sont des adultes véritablement sages qu'il faudrait, que diable ! Pourquoi donc les adultes serait-ils dispensés d'être sages ? D'eux, on accepte - et excuse - en définitive pratiquement tout, en expliquant souvent qu'ils ont eu une enfance difficile. N'est-ce pas seulement en grandissant, en devenant adulte, voire en vieillissant que l'on peut acquérir quelque sagesse ? Peut-on exiger d'un enfant qu'il soit _a priori_ sage, avant qu'il ait fait ses expériences, et alors qu'il est entouré d'adultes à la sagesse douteuse ? La sagesse spontanée de l'enfance ne réside t-elle pas au contraire dans le refus de la résignation, le refus de se tenir « sagement » là, de rester coi en subissant les événements, et dans la turbulence qui ébranle les rigidités instituées par les adultes. La sagesse intrinsèque des enfants ne serait-elle pas de maintenir en vie tous les possibles et de mettre en question les rapports de domination ?
De plus, le sage n'a pas besoin de rétribution. Sa sagesse le rémunère au-delà de toute espérance : elle l'ouvre à la plénitude de l'existence. Les enfants qu'une authentique sagesse aurait tenus éloignés des classes et des salles de gym bruyantes n'ont que faire de spéculoos industriels sous cellophane ou de bonbons : l'univers est à eux et ils le savent. Ils sont infiniment riches de la vie.
C'est dans les buissons, les bois et les terrains vagues que mon enfance a trouvé le germe de l'insoumission et peut-être d'une sagesse future. C'est hors des chemins pavés de bonnes intentions, là où peut se nouer une relation riche, inventive et intime avec le cosmos et avec les autres que j'ai pu apprendre dans les traces, l'essence de la lecture et de l'écriture et dans les formes et les rythmes du monde, la magie des nombres et des figures. Là, il n'est point de saint évêque de pacotille à la mine mi-sévère, mi-bonhomme, en tout cas condescendant, qui distille, assisté d'un menaçant nègre d'opérette, le ridicule et redondant salaire d'une sagesse de fadeur. Là, je suis directement aux prises avec l'univers, son infinie complexité et sa fécondité sans cesse renouvelée. Quand donc admettra-t-on que la meilleure école et le meilleur magasin de jouets est un jardin sauvage ou une forêt et que les enfants turbulents sont les plus intéressants ?
Je suis désolé, mais Saint-Nicolas, Papa Noël et toute la clique ne me font pas rêver, ne m'ont jamais fait rêver, si ce n'est des rêves angoissants - ai-je été assez sage ? -, un bois parsemé d'ordures si.
Casseur de rêves
Suis-je par mes propos un saboteur des rêves angéliques de l'enfance insouciante, un terroriste de l'innocence juvénile ? Je pense que les rêves en question ne sont que ceux, dégradés, d'adultes fatigués. L'enfant bien vivant n'a que faire des rêves, surtout s'ils sont synthétiques : la réalité a encore pour lui toute sa richesse et ses promesses. C'est elle qui, encore, l'étonne, l'émerveille et excite son inventivité. Les rêves ne sont pas encore, pour lui, devenus un refuge. Au contraire, ses rêves n'apportent rien de neuf. Ils se peuplent de lambeaux de réalité dégradée et accueillent ses angoisses, bien vite dissipées par une nouvelle journée qui vient, accueillie avec la joie de s'enivrer à nouveau du réel et de ses possibles insoupçonnés. L'adulte, lui, dur à lever, n'est trop souvent qu'un enfant fâché avec la réalité, qu'il a malheureusement amputée de ses possibles dont il conserve de vagues reliques dans un espace réservé qu'il appelle ses rêves, et dont il fait parfois des jouets-marchandises.
On dirait que toute l'entreprise des adultes consiste à dégoûter les enfants de la réalité en la leur faisant voir comme dure, pénible, morose, castratrice, pleine d'obligations et limitée en possibilités dont ils dressent d'exhaustifs catalogues. Et une fois qu'ils ont ruiné le riche rapport au réel de l'enfant, ils instaurent son droit de rêver et le rendent payant. Les jouets de Saint-Nicolas et Saint-Nicolas lui-même ne sont pas des rêves d'enfants : ce sont des rêves d'adultes (ou d'enfants abîmés) inoculés aux enfants. Les enfants rêvent d'autres choses et, surtout, ils rêvent autrement. Leurs rêves nocturnes ne sont guère intéressants, ce qui l'est, ce sont leurs _rêveries_(voir G. Bachelard). En d'autres termes, ils rêvent, ou « rêvassent » éveillés - quand on est enfant, on est constamment « en éveil » -, à même la réalité, dans la réalité, sur elle et en prise avec elle. Leurs rêveries ne constituent pas un monde à part : elles mettent à jour des aspects insoupçonnés d'un même cosmos, celui dans lequel nous vivons tous. Lorsqu'on dit d'eux « ils sont dans leur monde », ce n'est pas qu'ils soient dans un monde autre qui serait le leur, mais bien qu'ils ont réussi à _faire leur_ ce monde unique-ci. Les enfants ont encore, je crois, cette précieuse faculté d'être bel et bien _là_, c'est nous qui avons tendance à « être ailleurs ». Et on les envie parce qu'ils ont l'air heureux et comblés, en phase avec l'énergie du cosmos, c'est-à-dire bien coulés dans la réalité.
Si casser les rêves, c'est détrôner un patriarche barbu à la crosse et à la mitre couvertes de verroteries ou jeter au recyclage avec les prospectus de réclame un bedonnant camelot conducteur de traîneau, alors oui, je veux bien casser quelques rêves d'adultes déconfits préfabriqués par des ingénieurs en marketing. Si cela peut contribuer à désobstruer nos cheminées de ces encombrants usagers invariablement vêtus de rouge et de blanc (merci Coca-Cola !) comme des panneaux de sens uniques qu'ils incarnent, afin d'y rétablir une circulation dans les deux sens de rêveries nées des flammes folles d'une authentique flambée, du crépitement des bûches qui se fendent ou du craquement d'une châtaigne rôtie, des vents qui s'engouffrent après être passés sur les plaines et les forêts, des cris rauques et des vibrants battements d'ailes de vols d'oies sauvages de passage, de la cendre vaporeuse qui recouvre les braises encore vives et des vieilles pierres qui recueillent puis restituent patiemment la chaleur trop mordante du foyer...
Si les rêves sont peuplés de coûteux trains électriques, d'épreuves de kung-fu ou de tir à la mitraillette en scrolling différentiel, de démons et autres guerriers hi-tech en plastique ou de poupées-bimbos, s'ils sont pénétrés de l'angoisse de n'avoir pas ramené un assez « beau bulletin » ou du calcul du monnayage affectif des différents parents, beaux-parents et grands-parents, alors je veux bien les casser. Si briser ces rêves divertissants permet de réconcilier avec les paysages, leurs habitants et leurs histoires l'enfant avide d'expériences, de possibles et de proximité, je le fais sans hésiter. Les rêves ne peuvent pas devenir une alternative et une échappatoire par rapport à une réalité perçue comme pénible (la fameuse « dure-réalité-de-la-vie ») : ils font partie intégrante de la réalité et en révèlent la richesse, la légèreté et la joie. En fabriquant des rêves (frelatés) pour les enfants - combien de firmes commerciales ne s'enorgueillissent-elles pas d'êtres des « usines à rêves » ou des « machines à rêver » -, les adultes dépités ne fabriquent que de nouveaux adultes dépités. Ce serait plutôt aux enfants à réconcilier, aux moyens de leurs rêves si consistants, les adultes avec la réalité. Au lieu de rançonner une mystification de faculté de rêver enfantine, les enfants mutilés que sont les adultes feraient bien d'accueillir le don qui leur est fait par leurs otages, et de se libérer en les libérant.
Je pense que l'enfance n'a pas besoin de ces idoles qui mettent en scène une générosité étroite et conditionnelle. Elle est encore directement en prise avec cette autre générosité profusionnelle et inconditionnelle de la réalité, de la vie, de l'existence. Pour vendre les fétiches de la première à d'autres adultes racrapotés, des adultes racrapotés doivent s'ingénier à juguler la seconde. Et cette opération de vivisection se fait dans l'univers mal défendu de leurs enfants - où « défendre » devient synonyme d' « interdire ». Pour « défendre » leurs enfants, les adultes pleins de bonnes intentions mais distraits bouchent les nombreuses sources auxquels ceux-ci ont encore accès, puis laissent entrer dans leur monde assoiffé les envahisseurs commerciaux qui y installent à grands frais des robinets rouge et blanc, ouverts périodiquement et contre paiement. Si la drogue narcotique et stupéfiante qui s'en écoule est ce que l'on nomme « rêves », je n'hésite pas un instant à saboter les vannes et à rechercher avec ma baguette de sourcier où coulent encore sous les dalles de béton les fontaines oubliées.
Vous l'aurez compris, si un jour je me retrouve parent d'autres existants - ce qui est quand même peu probable - et que je veux être cohérent - autrement dit, être parent et enfant de moi-même -, je crois que ma progéniture n'aura pas la chance d'attendre les généreux dons du grand Saint-Nicolas, ni de croire à son existence. J'entends déjà les répliques narquoises : « Tu dis ça maintenant, mais on voudrait bien t'y voir... » ... Le poids de la norme, c'est ça ? Très bien : ou alors, si je suis réaligné avec cette innocente progéniture mienne sur cette norme, je crois que je ne pourrai pas éviter d'éprouver comme une formidable sensation d'écrasement...
Automne 2006