Une journée métaphysique
Ce dimanche 18 septembre, c'était la journée sans voitures dans notre ville de Bruxelles. Déjà les années précédentes, j'avais été frappé - et je suppose ne pas être le seul - par le changement de qualité sonore à cette occasion. Mais cette fois j'y ai été particulièrement sensible. C'est qu'entre-temps, ma compagne et moi avions fait une mémorable excursion à vélo. Nous avions pris, par une belle après-midi d'été, la magnifique piste cyclable, large, protégée, reliant la chaussée de Waterloo à Halle par Rhode Saint-Genèse, pour aller visiter le château médiéval de Beersel, situé à une quinzaine de kilomètres. J'avais choisi cet itinéraire sûr et relativement plat, afin de ménager ma compagne qui n'est guère habituée à rouler à vélo, et encore moins à affronter la circulation qu'elle craint, non sans raisons. Il faut dire qu'elle est plutôt accoutumée aux transports en commun, tandis que moi, j'emploie exclusivement la bicyclette (ou épisodiquement le train) pour les trajets trop longs à faire à pied.
Nous nous préparions donc à passer un bon moment. Seulement voilà : j'avais négligé un aspect : cette piste cyclable longe une grand-route qui relie deux villes importantes. Cycliste et piéton exclusif, toujours à l'air libre, j'avais maintes fois emprunté ce chemin sans faire attention au flux des automobiles qui s'y écoule sans interruption. Le désagrément et le violent mal de tête de ma bien-aimée, en bout de parcours, me rendit sensible à cette réalité : la continuelle pollution sonore par les automobiles. Habitué à l'entendre lorsque je suis quotidiennement plongé dans le trafic, je ne m'en apercevais pas. Rassurez-vous : l'après-midi ne fut pas gâchée pour autant. Le petit bout de chemin que nous avons fait le long du canal était bien agréable, et le château, peu visité par le public et entouré de verdure, très intéressant, quoique subissant le voisinage bruyant d'une autoroute, mais cela, on ne l'entend pas sur les magnifiques photos que nous avons pu prendre. Et pour le retour, nous avons coupé par la campagne, plus accidentée, moins aménagée pour les cyclistes, mais moins fréquentée. Et ce chemin-là fut même un réel plaisir.
Depuis cet après-midi, je ne puis m'empêcher de remarquer chaque fois le continuel bourdonnement de moteurs qui constitue l'arrière-plan sonore de nos contrées, même lorsqu'on se croit « en pleine nature ». J'avais déjà été rendu attentif à ce phénomène lors de belles nuits passées dans notre tant aimée forêt de Soignes. Me posant pour jouir du silence des bois, j'en éprouvai maintes fois l'épaisseur, comme si j'étais entouré d'un brouillard de coton qui étouffait et décourageait toute velléité de bruit autour de moi. C'est une expérience assez étonnante : on a l'impression d'_entendre_ le silence, tellement il est plein, consistant, substantiel. Même la vie nocturne, et l'on sait qu'elle est foisonnante, même le vent, semblent s'être figés sous la pression de ce silence-là. Mais toujours, au-delà de ce nuage environnant pétrifiant, bruissait le murmure d'une agglomération ou d'une autoroute. J'y voyais comme la présence d'un gigantesque dragon endormi, ronflant étendu sur les terres qu'il avait conquises. Même au beau milieu des bois, les moteurs de la civilisation font entendre leur grondement continu. Ce n'est qu'en pleine campagne, à égale distance des villes, que l'on peut entendre exceptionnellement, l'espace de quelques minutes tout au plus, un silence sans moteurs.
En ces journées dites « sans voitures », c'est précisément le ronflement d'un moteur qui devient épisodique. Qu'il s'agisse d'un bus, d'un taxi, d'une voiture de police ou d'une « dérogation », on l'entend venir, il passe et s'éloigne... On n'entend plus que le léger cliquetis des mécaniques de vélos ou des trottinettes, ainsi que le sol, les roues et les semelles qui résonnent de leurs frictions. Et puis surtout, on entend les voix. Tous ces vivants parlant semblent décidément plus proches, leurs paroles traversent et emplissent l'espace plus librement, ricochant sur le sol, rebondissant sur les murs des maisons. On entend aussi le vent qui fait bruire les feuilles des arbres, on entend le vol des oiseaux. Le monde tourne sans bruit et les moteurs métaboliques des vivants qui se meuvent par eux-mêmes et qui transmettent ce mouvement à toutes sortes de mécaniques effectuent silencieusement leur formidable travail au cœur des chairs.
J'ai annoncé dans mon titre qu'il serait ici question de métaphysique. Le mot peut faite peur, surtout à qui en face de lui se sent « profane ». Il peut paraître à la fois savant et bancal. La fin du mot renvoie à du bien établi, à une science qui est sans doute la plus prestigieuse - quoique souvent jugée la plus rébarbative dans le cursus scolaire -, en tout cas celle qui sert habituellement de socle à l'édifice des sciences que l'on dit « exactes ». On peut également y voir une allusion à cette part de la réalité la plus consensuelle, peu sujette à discussion car la plus proche de ce qui est vécu corporellement, vu et su par tous. Le préfixe, quant à lui, s'il fait aussi « savant », peut faire trébucher ridiculement le reste du mot, évoquant à la fois phoniquement, graphiquement et sémantiquement une sorte de cumulet, de renversement, de retournement qui sied mal à la rectitude limpide de cette locomotive dont il fait sa remorque, lui le rouleau. En principe, il est le milieu, l'engrenage ou le suiveur. Mais là, par sa position, accroché à un terme qui se prête mal à la culbute, il risque d'envoyer tout le mot dans le ravin.
Face à un tel mot, une petite mise au point historique s'impose. Il s'agit au départ et prosaïquement du titre sous lequel, plus de deux siècles après la mort du philosophe, un éditeur de ses œuvres, Andronicos de Rhodes, a rangé une série de textes d'Aristote (384-324 av. J.-C.), les faisant suivre ceux que celui-ci avait intitulés la _Physique_. L'expression signifie tout simplement « après la Physique ». Ces textes, qui renvoient explicitement par endroits à la _Physique_ dans laquelle Aristote s'efforce de fonder une science de la nature, entendent traiter des principes du réel qui se situent par-delà les objets de la physique. Le terme a donc pris par la suite ce sens plus intéressant de « philosophie première », de science des « premiers principes »... qui vient paradoxalement après la science de ce qui nous est le plus proche - selon le souci pédagogique du prof Aristote - mais qui est second dans l'ordre de l'être ! On est déjà dans la culbute... Au cours du Moyen Âge, la métaphysique s'est imposée comme la recherche du plus haut niveau, comme LA Science des sciences, avant qu'avec la modernité (XVIIIe siècle) elle devienne éminemment suspecte, et que « c'est métaphysique » devienne l'accusation la plus terrible que l'on puisse porter à une pensée, à peu près synonyme de : « il ne sait pas de quoi il parle » ou « il parle de quelque chose dont on ne peut rien dire ».
Pourquoi, direz-vous, est-ce que cet incorrigible bavard (que je sais être) ressort de derrière les fagots ce vieux machin branlant, ce concept mis au rebus, et en plus à l'occasion d'une si sympathique journée, où tout semble si harmonieux ? C'est que je trouve ce concept très intéressant et fécond. En effet, si jadis il y avait _la_ métaphysique qui s'efforçait de traiter adéquatement de trucs bizarres comme Dieu, l'Être, l'Un, l'Univers, l'Éternité, la possibilité de l'infini ou du vide, etc., depuis que cette soi-disant « science » a été frappée du soupçon, il y a _des_ métaphysiques. Notre époque, que d'aucuns ont qualifiée de « post-moderne », et surtout le regard que l'on y est capable de porter, voit un foisonnement de métaphysiques ayant chacune ses caractères propres, son originalité, ses travers et son génie. Que ce soit à travers les différentes époques, les différentes aires géographiques ou les différents groupes humains, nous pouvons avoir connaissance de ce que l'on peut appeler platement différentes « visions du monde ». Mais ce que je me permets d'appeler « métaphysiques » justement pour lui redonner un peu de relief et de vie ne se limite ni à une simple « vision », ni au « monde ». C'est beaucoup plus profond que cela, et parler de « vision du monde » c'est déjà se situer dans une métaphysique particulière, soit une métaphysique qui privilégie à la fois la vision et le monde.
L'avantage de prendre un concept branlant qui peut faire sourire, c'est qu'on fait directement la culbute, qu'on se retourne sur soi, qu'on regarde brièvement le monde le tête en bas, qu'on met l'espace d'un instant tout sens dessus-dessous, avant de se remettre debout pour considérer la vie avec un regard neuf. Après avoir été la tête en bas, après avoir roulé, on ne voit plus les choses de la même façon, on relativise, à commencer par les notions de haut et de bas, les notions les plus évaluantes. Après avoir trébuché, tout le monde en a fait l'expérience, on ressent les choses avec plus d'acuité, plus rien n'est évident, il n'y a plus guère de routine... et on se prend moins au sérieux.
Quand je dis que cette journée du 18 septembre était « métaphysique », je n'entends pas exactement lancer la mode d'un nouveau mot qui n'aurait de nouveau que le mot, et qui ne ferait que remettre une énième couche de peinture neuve sur un concept tellement vague et plat qu'il faudrait sans arrêt le repeindre pour lui donner du relief, et qui serait synonyme - dans l'ordre à peu près chronologique des couches - de « étonnant », « bath », « chic », « chouette », « super », « sympa », « terrible », « grave », « t(r)op », « mortel », « kiffant ». Par pitié, puissions nous ne jamais dire « c'est métaphysique » comme on a pu dire « c'est transcendant », sans trop savoir ce qu'on a voulu dire par là, si ce n'est qu'on a voulu dire quelque chose, n'importe quoi mais quelque chose de « transcendant », justement. Je tenais à cette mise au point. Sinon, tant pis, on pourra toujours trouver autre chose.
Non, cette journée était métaphysique dans l'exacte mesure où j'ai pu y entendre les voix, le cliquetis des mécaniques, les frictions sur le sol et le vent dans les feuillages. Elle fut métaphysique dans l'exacte mesure où, et c'est capital, _le bourdonnement continu des moteurs s'est interrompu_. Ce que je voudrais suggérer à ta réflexion, lecteur, lectrice - j'y viens enfin - c'est, très maladroitement exprimé, que nous vivons dans une (ou vivons d'une) « métaphysique du moteur ».
Et c'est justement Aristote qui a posé, il y a plus de deux millénaires, la question des principes du réel en termes de mouvements et de moteurs, en même temps qu'il donnait forme et crédit à l'audacieuse prétention de saisir les principes à l'œuvre derrière le réel, autrement dit : en même temps qu'il structurait l'entreprise métaphysique.
Je ne vais pas ici entrer dans le détail d'une exposition des résultats de ses recherches, ce pourquoi je ne suis pas suffisamment compétent. Je voudrais simplement attirer l'attention du lecteur qui aura eu la patience de m'accompagner sur deux choses : d'une part l'importance que les moteurs ont dans la structuration du réel tel que nous le vivons, d'autre part le fait que cette importance n'est pas nécessairement utilitaire, inéluctable, justifiée ; autrement dit : qu'il pourrait en être autrement. Je dis : « les moteurs, pour nous, c'est _métaphysique_ » - je ne peux me satisfaire d'un « c'est le progrès » ou « s'est comme ça », ou même « c'est catastrophique » qui couperaient court à toute discussion -, et du même coup je dis « ce n'est _qu'une_ métaphysique parmi d'autres possibles ». En même temps, je dis que c'est relativement profond et que cela participe de notre désir totalitaire de maîtrise sur les fondements de la réalité.
A la fois, je fais porter le soupçon moderne par rapport à tout dogmatisme en disant « ce n'est _que_ métaphysique », ce n'est pas la réalité toute nue, ce sont des principes artificiels au moyen desquels on la déguise, et j'affirme que « c'est _bien_ métaphysique », c'est difficilement décrottable, c'est profondément enchâssé, incrusté dans notre manière d'être, de vivre, de considérer les choses. Celle-ci en est entièrement teintée, imprégnée.
Je me permettrai juste d'indiquer quelques directions que la pensée d'Aristote a empruntées, sans en dévoiler le cheminement qui m'est, je l'avoue, encore assez obscur, afin d'alimenter la réflexion personnelle du lecteur. Il existe une abondante littérature à ce propos, dont celle d'Aristote lui-même qui est diversement et problématiquement traduite. (Le mieux, c'est toujours de commencer par penser par soi-même.) Je me permets également d'attirer l'attention sur l'importance que l'œuvre d'Aristote a eue dans l'édification des pensées arabe, occidentale, et principalement chrétienne dont nous sommes largement culturellement tributaires - on ne se doute jamais assez à quel point ! Ses textes constituaient le plus souvent (avec ceux de Platon et, bien entendu, les Saintes Ecritures) la base des débats philosophiques et théologiques au Moyen Âge où on le désignait couramment comme « le Philosophe ». La science dite moderne s'est largement érigée en réponse aux thèses prétendument « aristotéliciennes » alors largement en cours.
Aristote pose le problème de la _nature_ (_physis_ en grec), soit des phénomènes qui se présentent à nous, en termes de _mouvements_ (_kinèma_ ou _kinèsis_) et de processus de changement (_metabolè_). Il étudie le _devenir_ des choses en recourant aux concepts de « puissance », possibilité, potentialité (_dynamis_ en grec) et « acte », actualisation, réalisation (_energeia_ en grec) ; ainsi que « matière » (_hylè_) se soumettant à une « forme » ou plutôt « spécificité » (_eidos_). Il s'oppose globalement à l'idée d'_infini_(en acte), chaque chose tendant vers une fin, un but, et conçoit un premier moteur de tout, lui-même immobile, en deçà duquel on ne peut remonter et en lequel les chrétiens verront Dieu. Il parle également en termes de causes (_aitiai_). Il conçoit l'impossibilité du vide. Il pose également les problèmes de l'âme (_psychè_), de l'unité et de la multiplicité, de l'être, etc. Voilà en gros pour voir un peu le genre..., mais c'est très réducteur.
Lorsqu'on conçoit la réalité en termes de mouvements, soit de choses qui se meuvent les unes les autres par contact, on est vite amené à ce demander où le mouvement trouve son origine ultime. Les astres semblent se mouvoir selon des trajectoires circulaires, la pierre tombe sur la terre, la flamme s'élève au ciel, la plante qui s'épanouit et l'animal qui se déplace selon un dessein (lesquels possèdent une âme) semblent trouver en eux-mêmes le principe de leur mouvement. Et la pensée étant le mouvement le plus subtil, elle ne peut être que divine, l'intelligence avec laquelle le monde et ses mouvements sont agencés correspondant étroitement avec l'intelligence que l'homme peut en avoir en son âme. Le premier moteur non-mû divin est donc en même temps pensée de la pensée, situé aux confins des sphères célestes qui accomplissent le mouvement parfait : le mouvement circulaire. Les objets inertes tendent à rejoindre leur « lieu naturel » en fonction de leur nature élémentaire. Et les vivants, mus par un principe interne se rapprochant du divin, imitent la mobilisation que celui-ci imprime au monde.
Vivant dans une civilisation esclavagiste qui ne connaît que la force animale ou naturelle, Aristote ne peut concevoir de machines qui se meuvent d'elles-mêmes, trouvant l'origine de leur mouvement dans une énergie libérée directement par la matière. « Matière », « mouvement », « énergie », le vocabulaire est en place, mais les mots ont un tout autre sens que celui que nous leur donnons aujourd'hui. Le sens que ces mots ont pour nous s'est globalement constitué contre Aristote. « Matière » n'était pour lui que la « matière première » de la production, de l'avènement d'une chose, comme le bois (_hylè_ en grec) pour le menuisier, qui se soumet en disparaissant, sous l' _eidos_, le plan, la finalité, le projet de meuble que l'artisan a d'abord en tête. L' « énergie » n'était que l'actualisation, la venue à l'existence du meuble sous les coups de l'ouvrier, puis à l'usage qu'on en fait, sa _fin_ (_telos_), où le bois en tant que bois n'a plus d'importance. Aujourd'hui, la matière, pour le scientifique, c'est elle la seule réalité, qui existe indépendamment de la conformation dans laquelle elle entre en composition, et elle est caractérisée géométriquement et est fondamentalement et au départ, énergie. Tout a basculé. Seul reste que, pour l'homme de la rue - c'est mon hypothèse -, le moteur est le divin, un divin désormais éparpillé dans toute parcelle de matière qui peut se manifester en énergie.
Aujourd'hui, les moteurs sont omniprésents dans notre vie. Que ce soit dans nos véhicules, nos frigos, nos fours à micro-ondes, l'électroménager, les rasoirs, les sèche-cheveux, même certaines brosses à dents, l'outillage, notre chauffage central, la tondeuse à gazon, l'air conditionné, le PC avec lequel j'écris, la pompe de l'aquarium, les lecteurs de disques, cassettes, les projecteurs de cinéma, les jouets les plus chouettes. Maintenant, on fait de tout à moteur : des portes de garage, des volets, des feux ouverts, des animaux en peluche, même des trottinettes, des skate-boards et des vélos (si si, des _vélos_, pas des vélomoteurs !). Sont-ce encore des trottinettes et des vélos ? Les grands-parents de ma compagne sont bien embêtés : ils ont au-dessus de leur terrasse une marquise en toile... à moteur ! Depuis que celui-ci a été grillé par un orage, ils ne peuvent plus ni la monter, ni la descendre. Bref, toujours, lorsqu'on fait silence, on peut entendre le ronron de quelque moteur qui meut quelque chose, en cercle ou non, même si la plupart du temps, c'est en cercle. Faites le test.
Le vocabulaire de l'automation et du mouvement a largement pénétré nos mœurs : untel est un « élément moteur », on « carbure à ... », on boit des « boissons énergisantes », on « recharge ses batteries », les technologies de l'information utilisent d'étranges « moteurs de recherche », « moteur » est le mot magique du tournage d'un « _movie_ ». Le cinéma, art le plus couru, est littéralement l'art du mouvement, même les formes d'art figé doivent montrer le mouvement, on se « mobilise » pour des causes, quelqu'un de bien c'est quelqu'un qui « bouge », les groupements qui défendent des idées sont des « mouvements », de jeunesse ou autres, pour être bien, il faut être « dans le _move_ », etc. Toute la technologie est adaptée au mouvement, du « baladeur » aux « portables », téléphones et PC. On peut même regarder la télévision en se baladant. D'aucuns ont décrit, analysé et explicité cette tendance contemporaine au mouvement, à la mobilisation tourbillonnante et vaine. Citons juste, dans le sillage de Nietzsche, Ernst Jünger (_La mobilisation totale_) et Peter Sloterdijk (_La mobilisation infinie_).
Aujourd'hui, il m'est arrivé une mésaventure apparemment insignifiante, mais qui se prête à mon avis à illustrer ceci. Vous verrez : je suis prêt à parier que ce genre de choses nous arrive à tous pratiquement tous les jours. Je dévalais à vélo une chaussée fréquentée, lorsque j'aperçus une connaissance qui marchait vers moi sur le trottoir - il se reconnaîtra sûrement : c'est quelqu'un d'éminemment sensible aux problématiques traitées ici, et qui fréquente ces lieux virtuels. Là, nous nous entr'aperçûmes dans un lieu bien réel. Tout se passa très vite. Je n'étais pas pressé : je n'avais rendez-vous nulle part. Nous nous saluâmes de loin. Quoique avec hésitation, je freinai et esquissai un revirement vers lui pour le rejoindre et m'arrêter à sa hauteur. Cette manœuvre parut l'étonner et à son tour une hésitation contraria sa lancée, il s'arrêta pour m'accueillir. Son étonnement avait fait hésiter mon freinage. Il crut sans doute que j'étais pressé. Il me fit maladroitement signe de continuer, comme s'il ne voulait pas me mettre en retard. Je fis signe que j'étais prêt à m'arrêter... et continuai quand même, comme emporté par la circulation ! Comme si le feu tout proche, devenu à cet instant vert, avait retiré le bouchon de l'évier dans lequel je flottais comme une misérable miette de pain, m'emportant irrésistiblement avec l'eau de la vaisselle. J'aurais franchement pu m'arrêter, ou même revenir en arrière, nous aurions pu discuter longuement de métaphysique ou d'écologie, de cette spirale du mouvement effréné qui emporte un monde devenu fou, mais voilà : je ne l'ai pas fait. Si tu me lis, je te demande pardon, je ferai mieux la prochaine fois.
Mais revenons à nos moteurs. Les moteurs existent depuis longtemps. Dans l'Antiquité, l'ingénieur Héron d'Alexandrie utilisa la gravité dans un moteur à sable qui faisait bouger des décors de théâtre. Il conçut également des dispositifs exploitant l'énergie calorifique, l'eau, la vapeur pour faire se mouvoir tout seuls des éléments de mobilier religieux (portes de temple, etc.). Le moteur était donc bien du côté du divin. A la Renaissance, les riches (notamment en Italie) faisaient construire de savants automates hydrauliques pour l'émerveillement de leurs invités. Plus tard, ces automates firent leur apparition comme curiosités dans les foires, sur les horloges, pour le plus grand plaisir du peuple. Ce n'est que sur le tard que les moteurs devinrent « utilitaires » dans l'industrie et les transports, au moment même ou Dieu commençait à faire faillite. On le voit, l'exclusivité divine de l'automation a eu la vie dure, et son prolongement dans les activités de divertissement en marquent bien l'aspect « magique », miraculeux, rompant donc avec l'ordre naturel des choses. Seul Dieu et les créatures auxquelles il avait octroyé ce pouvoir par ressemblance avec lui, possédaient la faculté de se mouvoir par eux-mêmes.
Beaucoup de technologies qui devinrent utilitaires par après en Europe, existaient de longue date dans un usage religieux ou cérémoniel, ainsi l'horloge (pour calculer l'horoscope des princes) et les explosifs (comme feux d'artifices) en Chine, le moulin à vent (comme moulin à prière) en Inde. Il est curieux d'observer que les Chinois, qui partagent depuis longtemps ce qui correspondrait plutôt à une métaphysique concevant tout comme énergie, y compris la matière, ainsi que le vide comme origine de tout, ont inauguré la libération de l'énergie contenue dans la matière par explosion. C'est cette technologie, adaptée à l'armement, puis aux transports, qui est à l'œuvre dans nos automobiles.
En même temps que se développait en Europe les machines automatiques dans leur utilisation industrielle, se mettait en place la chimie, exploratrice de la matière et de ses possibilités, après une longue période de clandestinité et d'accusations de magie. Alors que les alchimistes du Moyen Âge devaient œuvrer en secret, les chimistes d'aujourd'hui tiennent le haut du pavé et portent les plus grands espoirs de l'industrie.
Lorsque mon grand-père a eu sa première télévision à télécommande, sa première exclamation fut : « c'est de la sorcellerie ! »
Les grandes machines à vapeur de la Révolution industrielle étaient clouées au sol, nécessitant un lourd appareil de maçonnerie et d'énormes chaudières. La machine produisait du mouvement, certes, mais elle ne se mouvait pas elle-même. La révolution suivante consista à transporter le dispositif complet sur un chariot, afin de fournir le travail nécessaire au déplacement de celui-ci. Il s'agissait d'arracher à la terre la flamme du sacrifice du temple de Héron pour la faire transporter par le véhicule qu'elle meut, lui-même affranchi de ses attaches territoriales. Le feu qui élève les présents faits au dieu ainsi que les prières, le feu qui consume et consomme, grâce à l'astuce de Héron, ouvrait les lourdes portes du temple par l'intermédiaire d'un dispositif souterrain caché. Ce dispositif, le bras du dieu ou le dieu lui-même fut exposé au grand jour (ou à peine dissimulé par une carrosserie) et nous ouvrit la liberté des grands espaces. Et le feu qui l'alimente, ou les explosions, sont sagement dissimulées au cœur de ses entrailles, dans l'intimité du foyer de la chaudière ou des pistons. Seule en est perçue la force, l'énergie, l'acte, à travers sa manifestation dans la pression qui s'échappe par les sifflets ou les soupapes, ou le vrombissement et les soubresauts de l'engin.
Là où jadis on pouvait _voir_ la flamme monter au ciel où résident les dieux et les portes s'ouvrir miraculeusement sur leur demeure, on peut désormais _entendre_ l'acte divin automoteur, le miracle qui s'accomplit dans les entrailles de la machine. Voir se rapporte plutôt à un monde extérieur, avec lequel on entretient une certaine distance, un certain recul, un rapport d'altérité. Entendre est plus intime : c'est notre espace intérieur qui résonne à l'unisson d'un événement qui se manifeste en son.
Le son nous touche, nous transforme : nous vibrons littéralement du mouvement qu'il nous communique par contact. Nous pouvons fermer nos yeux, pas nos oreilles. Même si nous tentons de les boucher, le son passe toujours, se transmettant au bouchon même. Il n'est pas un flux que l'on pourrait endiguer. Il traverse tout corps, puisqu'il est un mouvement de ces corps mêmes. Nous faisons toujours un avec l'espace auditif. Les voix divines se manifestent avant tout à l'intérieur.
Beaucoup vous le diront : entendre et sentir le moteur frémir, lorsqu'on est confortablement installé dans un véhicule, provoque un état proche de l'extase mystique. Comme le chrétien ou l'aristotélicien contemplant la nature, le mouvement des êtres, la ronde des astres, remontant par sa méditation de cause en cause jusqu'au premier moteur divin, voit l'acte divin se réaliser constamment, et se perçoit lui-même comme partie à cet acte. L'automobiliste, le motard ou même l'usager des transports en commun sentira tout son être vibrer à l'unisson de cette énergie en action qui anime le dispositif auquel il s'intègre, et qui va lui découvrir le monde sur le mode d'un défilement, qui va le _transporter_, dans tous les sens du terme, le porter à travers les limites territoriales présentes vers une ex-stase, un se-tenir-hors-de toujours renouvelé tant que dure le transport.
J'espère que le lecteur ou la lectrice pas encore fatigué(e) de mes élucubrations commence à sentir le glissement proprement métaphysique que j'essaie de suggérer, entre un monde aristotélicien (et médiéval) unitaire comme une bulle unique close sur elle-même en laquelle une multitude d'êtres s'agitent, plus ou moins harmonieusement, le tout étant mis en mouvement par un mystérieux et tout-puissant moteur situé à la limite de la sphère la plus ultime, et une multiplication de bulles automotrices indépendantes, refaisant chacune le monde. La libération de l'énergie à partir de la matière, suite à une révolution dans les conceptions des mots « matière » et « énergie » a permis une sorte d' « émulsion » de la divinité (cf. la métaphysique monadologique d'un Leibniz), comme si on contemplait jadis le visage du divin dans le miroir qu'offre un plan d'eau calme, dans lequel on aurait par la suite versé du bain-mousse, et que l'on aurait agité vivement.
D'aucuns diront que j'y vais un peu fort en affirmant le caractère divin de nos engins à moteur. C'est possible. Mais où est passé le divin, depuis que les machines ont envahi notre vie ? Ne parle-t-on pas parfois de voiture « mythique », ou « de légende » ? D'aucuns ne vouent-ils pas un véritable culte à leur automobile ou moto, qui est particulièrement flagrant dans le cas du culte des « ancêtres » ? Ne fait-on pas « un tour » comme jadis on priait, lorsqu'on était contrarié ? Nos véhicules à moteur ne bénéficient-ils pas souvent des égards dus à une chose sacrée ? N'égrène-t-on pas les kilomètres comme on égrenait jadis le chapelet ?... Le murmure constant des moteurs qui constitue l'arrière-fond de notre monde n'a-t-il pas pris la place de la sourde présence divine que l'homme de jadis percevait à travers ce qu'il concevait comme les œuvres de Dieu ?
En tout cas, qu'on ne vienne pas me dire que les automobiles, par exemple, sont une technologie purement utilitaire. Les efforts que des politiques doivent actuellement mettre en œuvre pour débarrasser les villes de leurs flots de voitures trahissent l'insulte que l'auto de masse adresse à l'utilité et à la rationalité élémentaire. L'usage qui est fait de cette technologie qui, en elle-même, comme toute technologie disponible, ne peut être dite ni bonne, ni mauvaise, fait qu'on en a perdu tout le bénéfice possible. Les différents services au personnes (ambulances, médecins, police, pompiers, livraisons, dépannages) qui pourraient tirer un parti pratique de cette ingénieuse technique de transport sont immobilisés ou sérieusement ralentis au milieu de la masse des mobiles automoteurs qui, parce qu'ils sont en masse, entravent tout mouvement, sans parler des dommages humains, écologiques et économiques qu'ils causent.
Si l'argument pratique tombe à plat après quelques instants de réflexion, comment expliquer cette omniprésence du véhicule à moteur ? Comment expliquer que _tout le monde a le sien_ ou l'aura prochainement, mis à part quelques marginaux (dont j'ai l'honneur de faire partie, paraît-il), exceptions qui confirment la règle ? L'argument « métaphysique » est-il si sot ? Le langage me semble révélateur. On dit : passer _son_ permis (il va de soi que c'est le permis de conduire une auto), comme : faire _sa_ communion - ou faire _son_ baptême dans les unifs ancienne mentalité, maintenant on _se fait_ baptiser, si on le choisit -, comme si chacun avait d'office un permis à passer, comme un passage obligé, un rite initiatique pour prendre sa place dans le monde, pour acquérir sa majorité. Ne peut-t-on pas dire : passer les épreuves pour obtenir un permis de conduire, comme on peut obtenir un permis de pêche, de chasse, de port d'arme ou de bâtir. Devenir automobiliste ou motard ne participe-t-il pas d'un véritable choix fort qui implique de lourdes responsabilités ? Est-ce rationnellement que l'on décide d'intégrer la circulation automobile, de se mettre aux commandes d'une véritable bombe lâchée dans l'espace public ? Demande-t-on leurs motivations aux candidats ? Peut-on évaluer ces motivations à la lumière des contraintes de la réalité actuelle de nos milieux de vie, de l'état de la planète, de la santé des populations ?
Ne peut-on pas rendre compte, en définitive, de tels comportement qui semblent décidément irrationnels en tentant de décrire leur « métaphysique » sous-jacente ? Les métaphysiques se sont toujours présentées comme la rationalité même. Elle commencent par un sain et enfantin étonnement face à la réalité, une remise en cause des évidences, continuent comme science à prétention rationnelle, et finissent malheureusement souvent dans le dogmatisme religieux. Il s'agirait de rafraîchir cet élan commun à tout homme, selon un Kant, en retrouvant ses sources et ses bifurcations (cf. les travaux de Michel Foucault, Charles Taylor). Qui, après tout, ne s'est jamais posé la question de l'infini, de savoir ce qu'il y a après, et après, et après... ? Qui ne s'est jamais demandé ce qui met le monde en mouvement, posé la question de l'origine, de notre place dans l'univers, du chaos et de l'harmonie, du vide, des transformations, du particulier et de l'universel, de l'unité et de la multiplicité, etc. ?
Quelques exemples de petites archéologies métaphysiques automobiles sur le pouce. Les fameuses 4 x 4 qui encombrent ridiculement nos villes et suscitent bien des débats peuvent renvoyer à une métaphysique du monde comme milieu rude, inhospitalier et chaotique à dominer par l'homme avec élégance et puissance. C'est, entre parenthèses, la métaphysique de certains fermiers-colons-pionniers puritains chrétiens américains. Les deux principales personnalités, Henry Ford et Adolf Hitler, qui ont promu l'automobile de masse, avaient en commun - outre l'antisémitisme - d'adhérer chacun à une métaphysique forte. Le premier - par ailleurs franc-maçon - participait d'une métaphysique typiquement américaine apparentée à celle juste suggérée, où l'homme a à sa disposition la création de Dieu pour prouver par son mérite à travers une administration rigoureuse, audacieuse et intelligente, dont le signe est le succès en argent, qu'il est moralement digne du salut. La voiture de masse qu'il a mise au point devait être comme une consécration morale de son propriétaire : elle démontrait que celui-ci était industrieux, économe, ponctuel et contemplateur de la création - les « promenades » en pleine nature. Le second a mis en place la sinistre métaphysique raciste et territorialiste que l'on connaît, et qui a porté des actes parmi les plus horribles du XXe siècle. En rêvant de pouvoir offrir à tous les Allemands et leurs familles une automobile qu'il avait appelée de manière très métaphysique « la force par la joie » - et qui deviendra la future et en apparence innocente « coccinelle » -, il entendait vraisemblablement formater en douceur ses concitoyens. Si la guerre n'était pas venue interrompre le projet, il les aurait par là atomisés dans l'habitacle, grisés de la puissance industrielle et attachés à l'ensemble du territoire germanique qu'ils auraient pu parcourir en tous sens et à toute vitesse sur les magnifiques autoroutes tout juste construites. L'ingénieur choisi pour réaliser ce rêve, un certain M. Porsche, qui avait visité les usines Ford, n'hésita pas à proprement tuer au travail dans ses ateliers des centaines d'esclaves juifs ou slaves. Ce dernier sera laissé en paix par la suite, ayant donné après-guerre un coup de main à l'industrie automobile française - dopée comme ses homologues étrangères par le plan Marshall et l'euphorie des Trente Glorieuses - et connaîtra le succès que l'on sait en créant des voitures ô combien « mythiques ».
Voilà, je crois qu'il est temps de songer à conclure. J'aurais aimé explorer plus avant des aspects très concrets des métaphysiques évoquées, mais je ne puis abuser de l'attention de mes hypothétiques et courageux lecteurs. Je le ferai peut-être plus tard. De toute façon, ceci n'est que l'ouverture d'un chantier, quelques suggestions malhabiles pour susciter la réflexion et les réactions que permet ce media lui-même hautement métaphysique. Une prochaine fois, je traiterai sans doute des aspects métaphysiques de la voix, qui m'apparurent également au cours de cette journée tellement métaphysique - au milieu du silence des moteurs, les baffles d'un podium diffusaient une musique des années ‘50... Les technologies du son sont tellement imbriquées dans l'automobile, l'hitlérisme, etc. J'y ai déjà fait allusion. Je continue également à creuser le filon Aristote. C'est toujours mieux d'avoir un point d'entrée pour explorer ces grandes œuvres.
Ce que je voulais surtout faire, en ayant recours au concept boiteux de « métaphysique », c'est susciter une certaine sensibilité à d'autres dimensions des choses que les habituelles dimensions pratiques, morales, psychologiques, esthétiques, etc. C'est d'attirer l'attention sur le fait que le plus anodin des comportements ou la plus anodine des productions humaines apportent avec eux toute une conception de la réalité, des choses, du monde, de la vie - comme on voudra. On pourrait dire que chaque entité configure un univers (cf. A.-N. Whitehead). Mon propos n'est pas de dire que tout est métaphysique, ni de discréditer une métaphysique, ni la métaphysique, mais de montrer qu'il y a toujours plusieurs métaphysiques possibles. Aussi, je crois que l'on gagnerait en lucidité, en liberté de choix et en faculté de dialogue si l'on s'attachait à considérer chaque chose qui fait problème dans ses aspects métaphysiques, autrement dit dans la manière selon laquelle elle est liée à tout le reste pour ensemble « faire univers ». Enfin, je voudrais suggérer qu'on aurait tout à gagner à inventer de nouvelles métaphysiques, comme nous y invite indirectement une journée comme celle de ce 18 septembre 2005 - que serait une métaphysique du vélo ? A moins qu'une telle journée soit le signe qu'une nouvelle métaphysique est déjà en train d'émerger. Une connaissance à moi, habituellement automobiliste, et qui a été bien obligée de prendre son vélo ce jour-là me fit la remarque qu'en bicyclette, tout semblait plus petit... Ce jour-là, tous les feux étaient verts, on avait perdu le bouchon de l'évier... les règles de distribution de l'espace étaient profondément modifiées... Me voilà reparti... Mais pour ce qui est d'inventer de nouvelles métaphysiques, je manque totalement d'imagination. Lecteur, lectrice, je me permets de compter sur toi..